PourParler – Mieux négocier grâce aux neurosciences – Erwan deveze

Bonjour à tous, je m’appelle Julien Pelabere et je suis négociateur professionnel. Mon métier est de former, accompagner et assister des entreprises et organisations à la conduite de leurs négociations les plus sensibles et les plus complexes. Bienvenue dans Pourparler, le podcast de la négociation. Notre ambition est simple : vous donner des clés pour mieux négocier, mieux négocier pour un meilleur futur professionnel et personnel. Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir pour invité Erwan Deveze. Bonjour Erwan ! Comment vas-tu ?

Bonjour, je vais très bien.

Je suis extrêmement heureux de t’avoir parmi nous sur ce podcast. Tu as un parcours qui est juste incroyable, puisque tu as vraiment connu la réalité du terrain, tu l’as modélisée, tu as travaillé sur les prises de décisions à travers les neurosciences. Avant que l’on rentre dans le cœur du sujet, qui est comment mieux négocier avec l’apport des neurosciences, est-ce que tu pourrais te présenter pour les gens qui ne te connaissent pas encore s’il te plait Erwan ?

Oui, avec plaisir. Je suis consultant en neuroleadership et neuromanagement. Alors, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut simplement dire : comment on applique dans notre vie au quotidien et, en particulier, dans notre métier de leader et de manager, ce que l’on connaît du fonctionnement du cerveau. Tout simplement, quand on décide, quand on crée, quand on motive, quand on coopère, que se passe-t-il dans notre cerveau et le cerveau de nos équipiers ? Voilà, c’est mon métier. On a la chance aujourd’hui de vivre à une époque absolument exceptionnelle au niveau de la recherche fondamentale. On apprend énormément, on progresse énormément sur la compréhension du cerveau. Tout l’enjeu, c’est que cette compréhension, cette connaissance fondamentale irrigue la société et, en particulier, le monde de l’entreprise et le monde de l’école. Donc ça, c’est mon métier. Je dirige une structure qui s’appelle Neuroperformance Consulting, j’ai la chance de travailler pour des clients très différents et j’y tiens énormément. Ça va évidemment des grands groupes, CAC40 et autres, ça concerne aussi les ministères, ministère des Armées, des Affaires Étrangères, des associations, des grandes écoles, des structures publiques également, et c’est important pour moi parce qu’il ne faut absolument pas que cette matière du neuromanagement soit réservée à une élite ou ce qui est perçu comme une élite. Il faut que ça irrigue l’ensemble de la société, parce que c’est très pratico-pratique, parce que c’est très utile dans sa vie quotidienne, dans sa vie professionnelle, mais aussi dans sa vie personnelle. Alors, pourquoi je m’occupe du cerveau ? Tout simplement, parce qu’il y a 10 ans, j’ai eu une lésion au cerveau et une opération, qui apparemment été assez anodine, qui ne devait pas poser de problèmes, et je me suis retrouvé dans une situation extrêmement délicate, difficile, avec une lésion au cerveau, donc il a fallu apprendre. Pour me remettre sur pied, il a fallu que je décortique tout ce fonctionnement cérébral et, en particulier, ce qui n’allait pas chez moi. Ça fait 10 ans que ça dure, c’est une passion absolue, c’est 7 jours 7 et j’ai la chance de travailler en coopération avec beaucoup de chercheurs, beaucoup de médias, beaucoup de professionnels de ce secteur, et c’est un plaisir infini !

C’est vraiment passionnant ! Tu as aussi écrit des livres sur le fonctionnement du cerveau, on y reviendra, 24 heures dans votre cerveau. De mémoire, il y a un livre qui est plus à destination des adultes, l’autre pour comprendre le mode de fonctionnement du cerveau des enfants et un autre sur le pouvoir, c’est ça ?

Oui, j’en ai écrit plusieurs. Pourquoi j’ai écrit des livres ? Parce que quand je veux apprendre quelque chose, je trouve qu’écrire est un excellent tuteur. Quand je me suis plongé dans le cerveau des enfants, pendant un an, j’ai bossé, j’ai potassé, j’ai interviewé différents spécialistes pour construire mon ouvrage et ainsi de suite sur le pouvoir, sur un certain nombre de dimensions liées au cerveau, donc si je peux donner un petit conseil à ceux qui nous écoutent, quand vous voulez apprendre, écrivez ! C’est le meilleur exercice.

Et c’est un exercice qui est beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît, parce que ça demande d’enfermer sa pensée à un instant T, ce qui n’est pas toujours évident, mais je suis entièrement d’accord avec toi, et ça permet une prise de recul et de hauteur sur notre discipline.  

Et ça permet aussi de confronter les points de vue, d’interroger, d’aller au-delà de ce que l’on pourrait croire initialement, c’est là l’intelligence collective. En fait, pour moi, un livre est à la fois un exercice très solitaire, puisqu’on est seul devant son écran ou sa feuille, mais c’est aussi un vrai exercice d’intelligence collective, puisqu’il faut aller chercher l’information. Il faut faire un travail de journaliste d’une certaine façon et après il faut la vulgariser, et c’est très complexe de rendre les choses simples, parce que l’idée n’est jamais de donner un cours de neurosciences et de jouer les sachants, l’idée est d’être utile et c’est peut-être le fil rouge de l’ensemble des mes expériences. Ce qui m’intéresse, c’est d’être utile, c’est aussi simple que ça. Je ne suis pas là pour faire le petit malin ou pour démontrer ce que je sais ou ce que je ne sais pas, je suis là pour être utile et pour être utile, il faut savoir vulgariser pour donner à l’autre ce dont il a besoin et non pas encombrer inutilement son cerveau de 1000 données, qui, certes, peuvent être intéressantes, mais ne vont pas lui apporter grand-chose. Faire simple est donc probablement l’exercice le plus complexe, en particulier concernant le cerveau.

Complètement et puis simple n’est pas simpliste. C’est ça le plus dur.

 Oui, c’est tout l’enjeu, c’est tout le défi.

Oui. Tu disais que tu étais arrivé à cette appétence, même à cette passion pour le sujet, qui est le cerveau, il y a 10 ans. De mémoire, il y a 10 ans, c’était le moment où tu travaillais pour la Croix Rouge, c’est ça ?

 Non, j’avais déjà quitté la Croix Rouge, mais effectivement, pendant 10 ans, j’ai travaillé pour le Comité International de la Croix Rouge, le CICR, qui intervient dans les pays en guerre. J’étais négociateur sur le terrain dans un premier temps, c’est ce qui va nous réunir aujourd’hui. Pendant une première partie de mon parcours au CICR, j’ai servi comme négociateur dans différents pays en guerre, j’ai commencé avec l’Afghanistan, alors c’est le hasard des calendriers, il se trouve que j’ai vécu la première arrivée au pouvoir des Talibans, en 1996. J’y étais entre 1995 et 1996, et une de mes premières expériences de négociateur a été avec les Talibans, parce que je visitais à Kaboul les prisonniers Talibans aux mains de Ahmad Shah Massoud à l’époque, donc quand les Talibans ont commencé à prendre certaines parties du territoire afghan, j’ai été le premier occidental à être accepté dans leurs prisons, puisque j’avais visité leurs frères d’armes de l’autre côté. Mon expérience de négociateur a commencé dans ce cadre-là, et ensuite en ex-Yougoslavie, au Kosovo, en Somalie, dans différents pays et contextes de guerre à travers le monde.

Différents pays, différents profils j’imagine aussi, de cultures, mais aussi d’intervenants, puisque tu as négocié avec des chefs de guerre, tu as négocié avec des politiques forcément j’imagine, tu as dû négocier avec des associations, tu as négocié avec des mafieux ou des mafias. La première question qui me vient en tête est : est-ce qu’il y avait des similarités dans ces négociations, malgré la culture, malgré le profil des gens, malgré les enjeux ? A ce moment-là, dans ta façon de faire encore un peu intuitive, de ce que je comprends de ton parcours, est-ce que tu as pu capitaliser sur des choses qu’il fallait faire ou des choses qu’il ne fallait absolument pas faire dans ces cultures-là, sachant que tu n’avais pas, je pense, l’avantage d’avoir une connaissance très précise de la culture de l’autre ? Tu devais sûrement te reposer sur des traducteurs ou des gens qui pouvaient t’aider ?

Alors, c’est un excellent point ! C’est le plus important. Dans la plupart de mes missions, j’avais effectivement des interprètes. Pour moi, un interprète était la personne la plus importante de l’équipe et de très loin. Si l’interprète est bon évidemment, c’est lui qui va non seulement traduire les mots, mais qui va resituer tout l’ensemble du contexte interculturel, social, religieux, etc. Un interprète, ce n’est pas un traducteur, c’est une porte d’entrée vers l’autre et, en particulier, quand j’étais dans des contextes très lointains avec des cultures, religions, etc., très éloignées de la mienne. Pour répondre à ta question, oui, il y avait quand même un certain nombre de fondamentaux. La première des règles, c’est que le rapport de force n’était pas en ma faveur. C’est-à-dire que si j’arrivais avec ma convention de Genève, mon badge de la Croix Rouge et que je commençais à faire la morale à tout le monde en disant : « ce n’est pas bien de torturer, ce n’est pas bien de tuer, de ne pas respecter le droit international humanitaire », je peux te dire qu’au bout de 10 secondes, je n’avais plus de légitimité et qu’au bout de 20 secondes, soit je prenais la porte, soit, de toute façon, c’était fini, et d’une certaine façon, ils avaient bien raison, parce que je comprends tout à fait que des Afghans qui avaient connu des années et des années de guerre, voire des décennies de guerre, voir un petit expatrié occidental débarquer et leur faire la morale, je ne suis pas sûr que c’était très pertinent. Au lieu d’arriver en sachant, fort de mon droit international humanitaire, j’arrivais dans une posture à la fois basse et de refus du rapport de force. Ils avaient les kalashs et moi, j’avais mes conventions de Genève, donc il valait mieux faire profil bas et aller vers la compréhension et le non-jugement immédiatement. Par exemple, quand j’avais des entretiens avec des tortionnaires, parce que je visitais énormément de prisons, je leur disais assez rapidement : « vous savez, moi, dans un contexte déterminé, j’aurais pu être le pire des tortionnaires. Si on torture mes enfants devant moi pendant 3 nuits, je ne suis pas certain d’avoir après la hauteur d’âme pour respecter le droit international humanitaire ». Pourquoi je leur expliquais ça ? Pour leur dire que je n’irai jamais sur le registre de la morale, parce que c’était inutile et pas tout à fait approprié.

Ça peut avoir un côté condescendant.

Oui, condescendant et puis déplacé. Donc on mettait la morale de côté.

C’est vraiment intéressant. Si je comprends ce que tu dis, ça veut dire que tu viens expliquer à ton partenaire, à ton interlocuteur de négociation, que tu vas vraiment faire preuve d’empathie dans cette capacité de compréhension intellectuelle de ses émotions, de son registre, mais qu’à aucun moment tu ne vas te permettre d’émettre un jugement de valeur, parce que tu ne peux pas comprendre la situation de vie dans laquelle il est, puisque tu n’as pas connu tout son passif ou ce qu’il s’est passé derrière. C’est comme si tu visitais son cerveau sans jamais émettre un jugement de valeur. Ce que je dis généralement, c’est que je prends un objet dans un magasin et je le repose à sa place. Je ne viens pas connoter la conversation à travers mes prismes, ma perception de cette notion judéo-chrétienne de c’est bien ou ce n’est pas bien.

Oui, et ça permettait de limiter les asymétries, c’est-à-dire les postures ou les positionnements asymétriques. Donc je ne jouais pas l’Afghan quand j’étais en Afghanistan, mais par contre, j’essayais de comprendre le plus rapidement possible les codes sociaux d’abord, d’où l’intérêt des interprètes. En général, je restais un an à deux ans sur chaque mission et les 2-3 premières semaines, il faut comprendre le minimum vital pour ne pas faire les erreurs majeures à la fois sur la posture, le verbal, les signaux non verbaux, il faut éviter les fautes techniques. A chaque fois que je rentrais dans un pays différent, les premières semaines, j’essayais de piger l’essentiel, en tout cas le non-éliminatoire. Donc deuxième règle, l’absence de jugement et cette posture basse. Troisième règle, trouver l’intérêt commun. Trouver le point de rencontre entre leur intérêt et mon intérêt, et ça pouvait aller très loin, parce que comme tu l’as dit, dans un pays en guerre, en particulier quand on est négociateur humanitaire, on a des interlocuteurs qui sont quand même hauts en couleur ! Négocier avec les mafias a été ma vie pendant des années, quand vous négociez avec des mafias, il faut trouver un terrain d’entente. Ça peut paraitre surprenant, et ça va peut-être choquer nos auditeurs, mais il faut trouver un terrain d’entente. C’est-à-dire que quand je négociais avec des mafias, mon premier objectif était que les équipes Croix Rouge ne soient pas visées. Je n’avais aucune envie de ramener un équipier entre quatre planches à sa famille, donc il fallait négocier notre sécurité. Pour cela, il faut effectivement aller discuter avec les mafias concernées et, parfois, c’est assez compliqué, parce qu’il y a des mafias sur un seul terrain de guerre, mais c’est obligatoire. Il faut donc essayer de trouver un terrain d’entente. Je vais donner un exemple. A une époque de ma vie, j’étais à la frontière entre l’Albanie et le Kosovo, c’était pendant la guerre des Balkans et c’était extrêmement dangereux, difficile. Il y avait des attaques matin, midi et soir, qui venaient de partout, des mafias, des services secrets, des milices, etc. Quand on est la Croix Rouge, le CICR, qu’on arrive dans un pays, on représente symboliquement quelque chose d’important, et lors des premiers rendez-vous que j’avais eus avec les mafias à l’époque, je leur avais dit : « écoutez, la question va être assez simple finalement, soit on arrive à s’entendre – et arriver à s’entendre, ce n’est pas dealer avec eux, c’est simplement essayer de préserver la sécurité des équipes et de faire notre métier du mieux possible – soit on part », mais si on partait, l’ensemble des organisations partaient dans la foulée. Ce n’était ni l’intérêt du pays, ni l’intérêt de la situation, ni même leur propre intérêt. Au nom de cela, on trouvait un terrain d’entendre, mais évidemment, j’ai encore en mémoire des scènes surréalistes avec des interlocuteurs me braquant, me pointant en rigolant, et pour tout te dire, à ce moment-là, ma crainte numéro 1 n’était pas forcément l’assassinat téléguidé et prémédité, c’était plutôt le coup qui part un peu par hasard. Sur un terrain de guerre et avec des mafias, c’est assez rock-and-roll, il se passe beaucoup d’événements de sécurité, parfois dus à une certaine forme d’inattention, donc il fallait toujours rester concentré.

Ce n’était pas tant la menace qui te faisait peur, c’était plus le passage à l’acte de la menace par incompétence ou sur un malentendu ?

Oui, je l’ai connu très distinctivement en Afghanistan. L’Afghanistan est un pays merveilleux, avec des gens qui forcent le respect au niveau du courage, etc., mais c’est aussi un pays où on voit de tout, je vais dire ça comme ça, sans rentrer dans les détails. J’avais souvent des interlocuteurs très jeunes d’abord, très joueurs, maniant parfois leurs armes de façon un petit peu inappropriée et, à l’époque, j’avais effectivement plus peur du hasard, sans parler du fait que dans tous ces pays, très souvent, mes interlocuteurs étaient sous substances, donc c’était aussi un critère à prendre en compte. Je n’allais pas négocier dans n’importe quelles conditions et surtout pas quand mes interlocuteurs avaient 3 grammes ou étaient visiblement sous effet de stupéfiants, c’était une problématique supplémentaire.

C’est vraiment intéressant. Il y a plusieurs choses que tu as dites et qui ont particulièrement attiré mon attention. La première était cette posture basse et ce refus de rapport de force. Si j’entends ce que tu dis, c’est qu’eux étaient armés dans une volonté d’établir un rapport de force et de pouvoir très visible, parce que le pouvoir est subjectif, d’une certaine manière, il ne s’exerce que lorsqu’il est perçu, donc ils voulaient te le montrer, mais toi, tu ne souhaitais pas rentrer dans cette escalade conflictuelle, donc tu devais trouver un rapport de force différent, et ton rapport de force se trouvait dans ta capacité à répondre à leurs intérêts ou à trouver cet intérêt commun, c’est ça ?

Oui, et à les respecter. C’est-à-dire que si je rentrais dans le rapport de force, j’avais perdu de toute façon. Ce n’était pas une question, puisqu’ils l’avaient pour eux et mes interlocuteurs étaient très habitués à jouer de ce rapport de force, en particulier, inutile de te le dire, entre deux mâles dominants, deux mâles alpha. Très souvent, c’était leur façon de communiquer. Refusant ce jeu du rapport de force, je rentrais par une autre porte qui était souvent, justement, la compréhension interculturelle. Je vais te donner un exemple précis. En Afghanistan, ils ont une notion du temps qui n’est pas du tout la nôtre, c’est-à-dire que quand on fait un entretien, on ne le fait pas à l’occidental. On ne débarque pas dans le bureau et au bout de 5 minutes, on parle des problèmes. Ça ne se fait pas comme ça. Les Afghans ont une temporalité différente, il faut prendre le temps de faire connaissance, de parler, etc. J’avais pigé ça assez vite grâce à un interprète remarquable. Donc quand j’arrivais avec des autorités carcérales, des tortionnaires ou des autorités politiques, je passais un temps très important à parler de leur pays, de mon pays, de la culture, de la famille, de la religion, d’un certain nombre de choses, mais je n’abordais pas le sujet chaud du moment, parce que je savais que ce serait vu comme un manque d’éducation, un manque de politesse et un manque de respect à leur égard. Et combien de fois au bout d’une heure, deux heures, trois heures parfois d’entretien sur tout sauf le sujet, mes interlocuteurs me disaient : « on va bien s’entendre, parce que vous avez déjà compris l’essentiel de notre pays », c’est-à-dire que vous êtes bien élevé et vous nous respectez, mais vous ne jouez pas à l’Afghan, parce que j’avais parfois certains collègues ou d’autres organisations internationales qui, au bout de 15 jours, commençaient à s’habiller comme des Afghans, à jouer aux Afghans, ce qui était une marque d’irrespect pour nos interlocuteurs. Les Afghans aimaient beaucoup les interlocuteurs qui avaient leurs propres cultures, religions, etc. et qui l’assumaient parfaitement, mais qui allaient vers la compréhension de l’autre. Le respect des coutumes, de la façon d’aborder un entretien étaient donc extrêmement important. Après, je jouais sur des effets de surprise, de saillance, en permanence, je décentrais les entretiens. Par exemple, quand je savais que telle autorité avait eu beaucoup de problèmes avec mes prédécesseurs, que les entretiens se faisaient toujours au même endroit, entre 4 murs et donc que le lieu était très connoté, très lourd de symboles, je faisais tout l’inverse. Par exemple, en Afghanistan, j’emmenais très souvent mes interlocuteurs déjeuner. A l’époque, il n’y avait pas beaucoup de restaurants, il n’y avait pas beaucoup de déjeuners, c’était très difficile de trouver de la viande et des choses de cet ordre-là, donc ils étaient contents de pouvoir avoir un moment de déjeuner où on pouvait manger, avoir quelque chose de plus appréciable que leur quotidien. Je les décentrais en fait, je les sortais de leur prison.

Tu sortais du lieu de pouvoir.  

Voilà. Je les sortais d’un lieu de pouvoir et d’un lieu très connoté, de rapport de force, et on se retrouvait à échanger bon an mal an, à parler de la famille, de plein de choses. J’allais souvent sur le registre de la famille, parce que pour moi, c’était aussi une façon de récupérer de l’information importante, utile, pour comprendre la dimension neuropsychologique de mon interlocuteur. Je vais te donner un exemple. En Afghanistan, le patron des interrogatoires était un ancien professeur des écoles. Ça, c’était une information essentielle à avoir, parce que quand tu es professeur des écoles pendant 20 ans et que tu deviens par la force des choses, par les événements politico-guerriers, chef des interrogatoires, évidemment que le passage d’un métier à un autre ne se fait pas sans états d’âme, sans réflexions. On pourrait dire que là, j’essayais vraiment d’entrer dans le cerveau de mes interlocuteurs, mais je ne le vois pas comme ça. J’essayais vraiment de créer une relation de confiance. Ce n’était pas de la manipulation, c’était créer une relation de confiance pour arriver au résultat le plus positif possible pour les deux parties. Ça, c’est un point très important dans la négociation. Je voudrais vraiment insister sur ça auprès de vous aujourd’hui. Souvent, les mauvais négociateurs considèrent que gagner, c’est imposer leur point de vue, donc ils vont beaucoup parler, ils vont faire usage de la parole, de la force, de petites astuces. Ce n’est pas ça la négociation. La négociation, c’est trouver le meilleur compromis, le meilleur accord qui va satisfaire les deux parties pour que l’accord soit durable. C’était ça mon métier.

C’est vraiment passionnant, parce qu’effectivement, il n’y a pas de volonté de convaincre, puisque convaincre, c’est « vaincre » et « con- », c’est un préfixe intensif où tu expliques à l’autre qu’il a tort et que toi tu as raison, il n’y a pas de logique d’argumentation. Je trouve ça vraiment passionnant, parce que dans notre travail, on dit qu’il y a 4 dimensions que l’on va retrouver dans toutes les négociations. Il y a la dimension du mindset et donc de la pensée, qui est l’état d’esprit, on a le processus, comment on va se mettre d’accord, on a la dimension des personnes, qui prend part à la décision, et la dimension du problème. De ce que j’entends, toi, tu passais énormément de temps en amont de ta négociation sur toute la partie processus culturel pour savoir comment tu pouvais créer les conditions les plus favorables pour ta communication, pour bien comprendre le sujet, pour les décentrer peut-être, les amener sur d’autres lieux. Et le déjeuner, c’est génial ! Il y a des études passionnantes qui montrent que les négociations qui ont lieu lors d’un déjeuner, à table, facilitent les dynamiques de coopération et que les cultures où tu as des plats qui se partagent, comme c’est le cas en Afghanistan je pense, que tout le monde peut manger dans un plat central, favorisent encore plus les dynamiques de coopération. Tu commençais sur une dynamique forte des processus, après, toute ta première partie, tu la passais sur la dimension des personnes, sans jamais aborder le problème et, in fine, tu arrivais sur le problème par la force des choses, mais je pense que ce n’était peut-être même pas ton objectif de ce premier rendez-vous, tu pouvais faire des rendez-vous complets sur la dimension des personnes ?

Oui, absolument. Ça m’est d’ailleurs arrivé et il y a eu des scènes très drôles. Je me souviens d’un entretien que j’avais mené avec quelqu’un de très important à Kaboul. On commence l’entretien et je commence à lui poser 1000 questions sur plein de choses. Il était assez étonné et vraiment, on sympathise. On passe une heure, deux heures, trois heures de préalable, et au bout de trois heures, mon interlocuteur me regarde en souriant et en rigolant, et me dit : « finalement, est-ce que vous voulez aborder le sujet du jour ou pas ? Je le regarde et je dis : écoutez, comme vous voulez, on pourra faire ça lors d’un second entretien et je serai ravi si vous avez un petit moment pour déjeuner, je serais ravi de le faire autour de la table ». Là, il était tout à fait étonné, parce que ce n’était pas la norme non plus, j’étais un petit peu atypique dans ma façon de négocier. Du coup, on s’était quitté sans avoir évoqué une seule seconde les problématiques que nous devions évoquer, mais évidemment, j’avais préparé le terrain et dans les entretiens que l’on a eus après pendant 6 à 8 mois, on est allé très vite, on a beaucoup travaillé et on a énormément avancé. Ça, c’était une façon de travailler qui était très préparée, très stratégique, je faisais attention à énormément de choses. Je faisais extrêmement attention à la mise en scène, à l’accueil, aux premières minutes, etc., mais malgré tout, en ayant extrêmement préparé mes entretiens, je pouvais adapter et changer du tout au tout en un quart de seconde. Je me souviens d’un entretien qui devait être très important. Au bout de 5 minutes, les bombes commençaient à tomber sur la ville, les roquettes sifflaient de partout, donc en temps réel, là, évidemment, j’ai transformé l’entretien pour l’adapter aux circonstances du moment. Ça, c’est aussi un point qui me semble très important dans la négociation, il faut préparer, il faut être extrêmement préparé, mais il ne faut pas être prisonnier de sa préparation, c’est-à-dire qu’il faut être capable, à un moment donné, de tout changer, parce que le contexte ne se prête plus à la stratégie telle qu’elle avait été préparée initialement. Il faut donc à la fois travailler énormément en amont et être extrêmement agile en aval, adaptable, pour être capable en un quart de seconde de transformer sa stratégie de négociation.

Et plus tu vas te préparer en amont, plus tu vas avoir ce degré de liberté qui te permettra d’avoir un large champ des possibles. Ce que j’entends, et je trouve ça passionnant, c’est que tu es sur des négociations qui sont longues, complexes, c’est-à-dire avec de l’incertitude constante, cet investissement de temps que tu vas avoir au départ en différenciant le problème de la personne, en te disant que tu vas déjà t’intéresser à la personne, tu vas créer cette dynamique de confiance affective, notamment en trouvant des similarités, un partage de valeurs communes avec l’exemple de ce chef des interrogatoires qui était anciennement maitre d’école, et cette confiance, une fois que tu l’as travaillée, cet investissement que l’on pourrait percevoir comme une perte de temps, parce que ce n’est pas un rendez-vous qui a servi à solutionner le problème, bien au contraire, ça va permettre de faire accélérer tout le processus dans une seconde partie, parce que la négociation, c’est purement humain.

Exactement. C’était un investissement. Ces moments de small talks, de construction de la relation, c’est un investissement extraordinaire. Et je peux te dire qu’après avoir mené ces entretiens, j’avais un niveau de confiance et d’information énorme. C’est-à-dire qu’en créant des relations de confiance et, encore une fois, fondées sur le respect mutuel et non sur le jugement mental, j’avais énormément d’informations. Par exemple, j’avais énormément de directeurs de prisons qui me donnaient du off, qui m’expliquaient telle ou telle situation, qui me disaient : « ça, tu ne peux pas en parler ou tu ne peux pas agir dessus, parce que sinon je suis en difficulté », et je respectais évidemment tout cela. On avait comme ça des accords tacites en permanence et, encore une fois, tout cela était très pratico-pratique. Par exemple, quand on arrivait dans des prisons, on apportait de l’assistance, on apportait de la nourriture, des couvertures, des choses comme ça. Je me souviens, dans une prison, un jour, j’étais arrivé et je m’étais rendu compte que toute l’assistance qu’on donnait aux prisonniers, le lendemain, il n’y avait plus rien, puisque l’assistance s’évanouissait dans la nature. Au moment de faire l’entretien avec les autorités carcérales, j’avais abordé ce point en leur disant : « vous savez, moi, si j’étais à la place de vos gardes, ils gagnent 50 dollars par mois, donc ils n’ont pas d’argent pour acheter des couvertures à leurs enfants, ils reçoivent comme par magie des couvertures d’une organisation internationale, qu’est-ce qu’ils font ? Évidemment qu’ils vont prendre les couvertures de leurs ennemis pour les amener à leurs enfants, c’est un geste de papa, de simple homme. J’avais dit aux autorités : je vous propose de changer les règles, c’est-à-dire qu’au lieu de vous donner de l’assistance et de voir que le lendemain il n’y aura plus rien, je vais vous donner deux fois plus d’assistance, pour les prisonniers et pour les familles des gardiens, en contrepartie de quoi, on va se mettre d’accord sur le fait qu’il n’y aura plus de couverture qui disparaitra. Tout ce que je donnerai à la prison restera dans la prison et tout ce que je donnerai en plus pour votre staff restera pour le staff. Donc on va marcher comme ça ». C’était tout à fait légitime pour moi. Je n’avais aucun problème à donner de l’assistance aux familles des gardiens, au contraire ! C’étaient des enfants, des femmes, la population civile. On a fonctionné comme ça et on a totalement fait évoluer cette question de l’assistance. Il y avait beaucoup moins de pertes en ligne si j’ose dire, et ça, c’était aussi une façon très pragmatique, il me semble, d’aborder une situation donnée, encore une fois, en essayant de trouver le meilleur compromis, le meilleur équilibre pour les uns et pour les autres.

C’est passionnant et j’aimerais juste ajouter quelques mots pour les gens qui vont nous écouter et qui peuvent entendre à certains moments des propos qui peuvent être durs, mais négocier n’a jamais voulu dire que tu étais d’accord avec le comportement de ces gens, c’est juste que tu acceptes qu’ils puissent avoir un comportement qui est différent. Négocier ne veut pas dire céder. Quand des fois on entend des phrases du type : « on ne négocie pas avec des terroristes », c’est une absurdité. Il y a forcément une prise de contact et si on veut comprendre et influencer les autres, il faut pouvoir négocier. Ça ne veut pas dire être d’accord avec les postulats ou les représentations de l’autre, c’est bien ça ?

 Absolument, et c’est très compliqué. Cette question-là était très compliquée à gérer. J’ai fait beaucoup de nuits d’insomnie à l’époque, parce qu’il faut toujours trouver le meilleur équilibre entre ses propres valeurs, ce en quoi on croit dans la vie et l’efficacité terrain. Effectivement, parfois, il y avait des questionnements. Quand j’allais négocier, en particulier avec des mafias, je savais pertinemment quelles étaient leurs activités, parfois, je pouvais évidemment me trouver en situation difficile. Mais encore une fois, mes états d’âme n’importaient pas, ce qui importait, c’était mon efficacité auprès des populations civiles, auprès des populations que j’avais à ma charge. C’était le critère et c’était toujours un peu sur le fil. L’une des erreurs que l’on fait souvent en négociation, quand on a pris le lead et qu’on a la victoire, on a tendance à en faire trop, c’est-à-dire qu’on va pousser son avantage jusqu’au bout et ça, c’est une très grave erreur en négociation, parce que si vous allez trop loin et que vous prenez le risque de ne pas respecter votre interlocuteur en face, il s’en souviendra toute sa vie et il vous le fera payer un jour ou l’autre. Vous pourrez passer en force une fois en fonction des circonstances, mais vous le reprendrez en effet boomerang tôt ou tard, donc savoir ne pas trop utiliser son avantage terrain est aussi une forme de sagesse en négociation et elle permet de poursuivre sur le même niveau de relation, de continuer à progresser dans le temps et de ne pas faire simplement un one shot en imposant ses vues.

C’est passionnant, parce qu’il y a souvent un mot qui me gêne en négociation, tu me diras ce que tu en pense, c’est cette notion de gagner. J’ai gagné en négociation. Pour moi, c’est déjà un non-sens, parce que ça suppose qu’on ait un jeu avec des règles qui seraient partagées, ce qui n’est pas le cas, et comme dans tous les jeux, il y a une date de début et une date de fin, tu vas avoir un gagnant et un perdant. Moi, j’ai toujours perçu la négociation un peu comme un infinite game. Le but n’est pas de gagner à un instant T, c’est de jouer le plus longtemps possible, donc ça n’a pas de sens de dire : à ce moment-là, je vais t’enfoncer, parce qu’il y a de grandes chances que je sois amené à te retrouver dans d’autres contextes et puis la roue tourne, donc il y a cet effet de récence qui fait que la fin de ta négo doit se passer le mieux possible, parce que ça va impacter toutes tes futures négociations. C’est dommage de se fermer des portes pour des notions d’égo ou autres, parce qu’on veut gagner à un instant T. Je pense que le but de la négo n’est pas de gagner, mais d’être la meilleure version de soi-même pour obtenir le meilleur d’une situation. Ça, c’est vraiment notre perception du sujet.

 Exactement. Je suis tout à fait d’accord avec ça. C’est une notion de progression continue et, en plus, le fait de vouloir gagner à tout prix, c’est très testotéroné comme comportement, c’est très mâle alpha, donc il ne faut pas se mettre sur ce niveau-là, parce que l’on va forcément perdre, surtout dans des contextes de haute intensité comme c’était le cas. Il faut donc effectivement beaucoup réfléchir. Il faut aussi extrêmement bien gérer les émotions, en particulier les émotions négatives que peuvent être la colère, la déception, etc., il faut savoir gérer ça, parce qu’en général, dans un contexte de négociation – il y a aussi des émotions positives – on sait que toutes les négociations sont affaire de raison et d’émotion, donc de notre capacité à savoir gérer les émotions négatives de l’autre et de soi se traduit quand même le succès ou non de la négociation. C’est souvent là que ça se joue. Ne pas perdre son contrôle, rester dans l’empathie, rester dans le respect. Dès que vous sortez des coups et que vous commencez à agresser votre interlocuteur, de toute façon, vous avez perdu, parce que d’abord, ça veut dire que vous n’êtes pas capable de vous maitriser et, deuxièmement, ça veut dire que vous lui donnez les armes pour vous agresser à son tour, donc si vous allez sur ce terrain-là, vous avez perdu. Savoir être en mesure de garder son calme et respecter son interlocuteur, quel qu’il soit, je pense que ce sont des points essentiels.

On reviendra sur cette notion de respect juste après, parce que c’est un truc qui m’intéresse énormément. Là, dans ce que tu me dis, il y a un point sur lequel j’aimerais bien avoir ton retour de manière très pragmatique, parce que les émotions, d’une certaine manière, on va les subir, c’est quelque chose qui nous arrive à partir de pas mal de choses de notre passé et qui vont être positives ou négatives. Comment est-ce que tu gérais ces émotions négatives quand il y avait quelque chose qui ne se passait pas comme tu le souhaitais, pour ne pas montrer, ou en tout cas pour ne pas communiquer cette frustration, cette colère et que ça ait un impact négatif sur la négo ?

Ce n’était pas simple, parce qu’il y avait parfois des scènes qui étaient vraiment à la limite de l’acceptable. Je me souviens d’un jour où j’avais découvert une prison cachée, il y avait des femmes et des bébés de 0 à 2 ans. N’ayant connu que l’obscurité de la prison, les bébés avaient développé un certain nombre de maladies, notamment au niveau oculaire. Là, on se dit : ce n’est pas possible, ce n’est juste pas possible. Que la guerre se fasse entre adultes mâles, OK, mais pourquoi les enfants ? Pourquoi les bébés ? Il y avait donc évidemment des scènes compliquées. Là, première des choses, c’est qu’il faut essayer de ne pas réagir dans l’instant, de ne pas exploser dans l’instant et deuxième « technique », quand j’étais vraiment confronté à une situation difficile, je n’attaquais jamais personnellement le responsable, le directeur, etc., je parlais de la situation, donc je ne disais pas : « vous êtes abominable ou vous êtes absolument scandaleux », je disais : « cette situation ne va pas, cette situation n’est pas acceptable ». Alors, on peut dire que c’est juste de la sémantique, mais non ! C’est au-delà de la sémantique.

Ce n’est pas un jugement de valeur sur la personne.  

Exactement. J’étais rivé sur la situation et non pas sur la personne.

Tu fais preuve d’assertivité d’une certaine manière.  

Oui, bien sûr, et troisième point, qui était évidemment vrai dans les pays où j’avais des interprètes, quand j’avais des interprètes, j’avais du temps. C’est-à-dire qu’entre le moment où je m’exprimais, le moment où mon interprète traduisait, le moment où mon interlocuteur parlait et le moment où mon interprète me retraduisait ce que mon interlocuteur avait dit, j’avais beaucoup de temps et j’utilisais ce temps pour réfléchir, pour analyser, pour faire évoluer ma stratégie et pour faire aussi un exercice que l’on appelle la calibration en neuropsychologie, c’est-à-dire que vous allez essayer de repérer tous les signaux verbaux et non verbaux de votre interlocuteur. Je les scannais de la tête aux pieds en permanence. Cet exercice m’apportait d’abord énormément d’informations utiles sur la posture de mon interlocuteur, sur son état mental, son état émotionnel, etc. et me permettait donc d’interagir de façon plus adaptée, plus fine. Cet effort de calibration, je l’ai gardé. C’est devenu une sorte de déformation professionnelle. J’ai fait ça pendant 10 ans, donc maintenant je le fais tout le temps, sans même m’en rendre compte, c’est-à-dire que quand je suis en face d’un interlocuteur, je suis extrêmement attentif à tous les signaux quels qu’ils soient. Là, je reviens sur mon expérience neuro, on sait que quand on est en face de quelqu’un, on a énormément de capteurs inconscients à l’œuvre et qui vont nous envoyer des informations d’une façon ou d’une autre. Typiquement, à un entretien de recrutement, le candidat coche toutes les cases, mais à la fin de l’entretien, tu ne le sens pas, tu ne sais pas pourquoi, mais tu ne le sens pas. C’est typique d’un certain nombre de capteurs qui se sont allumés au cours de l’entretien, qui peuvent être tout à fait pertinents ou pas d’ailleurs, mais ce sont des capteurs inconscients, et pour finalement ramener à la conscience, ce sera par les émotions. Tu es en train de faire un entretien et d’un coup tu as mal à la tête, tu as mal au dos, tu as un sentiment ou une sensation désagréable, ça, c’est évidemment le langage des émotions. Pour répondre à ta question par rapport à la gestion des émotions, j’avais aussi d’autres micro-exercices que je faisais en temps réel, des exercices de respiration tout bonnement. Ça s’assimilait à de la cohérence cardiaque par exemple, que je pouvais faire en cours d’entretien sans que l’autre ne le sache forcément d’ailleurs, ce que je fais toujours aujourd’hui. Quand je suis sur des entretiens un peu pointus, je peux me mettre en cohérence cardiaque en 2-3 respirations, ce qui m’aide à prendre de la hauteur.

Ça, c’est génial. Ça permet d’apaiser ton rythme cardiaque, d’oxygéner un peu ton cerveau. J’avais un tips qui m’avait été donné par des pilotes de chasse de l’Air Force, qui ne peuvent pas bouger grand-chose, parce que sinon ça a un impact direct sur la machine. Ils me disaient que la seule chose qu’ils pouvaient bouger en situation de stress étaient les doigts de pieds. Dans une situation de stress, le fait de bouger tes doigts de pieds, ce qui n’est pas du tout visible, te permet un peu de faire sortir ce stress. Je l’ai essayé plusieurs fois et pour moi c’est impactant.

 Ça, ça renvoie à quelque chose de très important que sont les rituels. Il faut construire ses propres rituels en période de négociation. Ce sont des petits gestes qui vont te permettre de te poser, en particulier dans les moments difficiles. Ce sont des petits rituels, des repères, qui vont te permettre d’être plus en contrôle. Alors moi, j’avais créé mes propres rituels. A chacun de de créer les siens. Par exemple, quand j’étais en entretien difficile, je posais toujours ma main sur l’autre. Le fait de poser ma main sur l’autre main permettait de m’assoir, c’est-à-dire que je n’étais pas en train de jouer ou d’être nerveux avec un stylo, un calepin ou je ne sais quoi, donc le message que j’envoyais à mon interlocuteur était un message de très grande placidité. J’avais mes deux mains posées l’une sur l’autre et de temps en temps, j’ouvrais la première main et je la refermais immédiatement, mais de façon très lente. Les petits rituels sont très importants, surtout quand ça va mal, quand on est déstabilisé. Ils permettent de revenir dans la négo.

C’est ce qu’on va appeler des ancrages en hypnose ou en programmation neurolinguistique. C’est bien de les travailler quand tout va bien pour retrouver cet état modifié de conscience très léger, mais qui nous permet d’appréhender la situation. C’est passionnant. J’aimerais revenir sur cette notion de respect si tu veux bien, parce que de ce que j’entends, quelles que soient les cultures, les organisations que tu as pu rencontrer, ce qui était primordial et ce que tout le monde souhaite, c’est peut-être ce petit dénominateur commun qu’on vient chercher dans la négo, c’est le respect. A toi de me le dire et tu le diras beaucoup mieux que moi, est-ce que ça va permettre la création de l’ocytocine, qui est de la confiance, est-ce que c’est de la sérotonine, qui va être sur un positionnement social ? A quoi fait écho cette notion de respect que l’on va donner à l’autre, qui est forcément dans un rapport de force qui lui est favorable, mais qui n’est pas toujours respecté, qui est reconnu pour ce qu’il est, mais qui n’est pas toujours considéré ?  

Oui, absolument. Pour moi, c’est la pierre angulaire de tout le reste. C’est-à-dire que quand la personne en face de vous sent que vous n’allez pas la juger, c’est toujours ça derrière, c’est le regard social, c’est le jugement, et surtout quand, encore une fois, ce serait déplacé de juger la personne eu égard aux circonstances, là effectivement dans le cerveau de l’un et de l’autre, il y a de la neurobiologie comme tu le dis. Il y aura des projections plus importantes d’ocytocine, de sérotonine, il y aura un petit peu moins de cortisol, donc d’hormones du stress, et il y aura aussi des phénomènes de synchronisation neuronale, ce qui est tout à fait fascinant, c’est-à-dire que les cerveaux vont fonctionner un peu en WIFI et ils vont se synchroniser, avec des activations cérébrales qui seront assez similaires, mais pour cela, il faut un minimum de connivence, un minimum de complicité. La connivence et la simplicité se créent, encore une fois, premièrement, par le respect et deuxièmement, par l’intérêt réel et sincère que l’on va porter à l’autre, d’où le fait que j’allais souvent sur le registre personnel, j’allais souvent sur le registre des enfants, sur ces questions-là. Parfois, je vois des négociateurs qui ont refourgué ça en 30 secondes : « alors, comment vont les enfants ? », mais ils n’écoutent même pas la réponse et ça, c’est catastrophique ! Il vaut mieux ne pas poser la question. Je pouvais rester parfois 20 minutes avec certains interlocuteurs à parler de leurs enfants. Quand mon interlocuteur me disait : « je suis inquiet, mon petit est malade, il a quoi que ce soit », j’allais chercher le médecin de la Croix Rouge pour intervenir auprès de l’enfant en question. Si on faisait cette opération, qui était encore une fois tout à fait légitime, parce qu’on était là pour ça de toute façon, évidemment que si l’on arrivait à aider l’enfant du directeur de la prison et à avoir une aide décisive, tu imagines bien que la nature des relations était complètement différente sur l’année à suivre. C’était du donnant-donnant, mais encore une fois non pas à des fins manipulatoires, grossières, mais sur un travail de fond presque affectif, en tout cas, un travail sur l’intérêt commun. On se retrouvait sur une scène de guerre, il y avait deux personnes l’une en face de l’autre avec une histoire totalement différente, une culture totalement différente, une religion totalement différente, et finalement, la question était : qu’est-ce qu’on va faire ensemble pendant le temps où on sera ensemble ? Inutile de te dire que dans un pays en guerre, on ne sait jamais trop de quoi demain sera fait.

La temporalité n’est pas la même.

Non, et puis, évidemment, la notion de risque n’est pas du tout la même. J’avais toujours ça en tête, surtout le risque que je pouvais faire courir à mes équipes, c’est donc toujours une affaire de compromis à trouver et puis au bout d’un moment, on décide, on prend la décision et parfois, on prend de mauvaises décisions, mais on fait de son mieux.

C’est passionnant, et cette notion de compromis, ce n’est pas se compromettre, ça veut dire accepter mais ne pas être d’accord avec l’autre. Écoute, c’est passionnant, le temps file Erwan, j’ai l’habitude de poser une dernière question à mes invités, mais juste avant de poser cette question, ce que je retiens de ce que tu nous as dit et quels sont les parallèles que l’on peut faire avec le monde de l’entreprise ou sur des négos avec des enjeux qui sont un peu différents, c’est déjà cette notion de bien se préparer en amont, de garder cette posture basse et ce refus du rapport de force en cherchant absolument à comprendre son interlocuteur, sans jugement de valeur et, à partir de là, ça va permettre de créer les conditions les plus favorables à la confiance, puis à la négo.

Oui, en enrichissant sa palette, c’est-à-dire qu’un entretien ou une négo, ce n’est pas forcément entre 4 murs dans le bureau du directeur. Ça peut être en marchant au bord du lac, ça peut être en allant déjeuner, parce qu’on sait très bien que dans ces moments-là, les registres mentaux vont évoluer. On sait très bien que si tu vas marcher dans la nature avec ton supérieur hiérarchique, il va y avoir un effet d’aplatissement des niveaux hiérarchiques et il va donc y avoir une libération de la parole, c’est-à-dire que la personne qui est en infériorité au niveau hiérarchique va s’exprimer de façon plus sincère et plus complète. En fonction de la typologie de ton entretien, il faut donc construire la mise en scène. Il faut arrêter de se dire : « bon, tiens, j’ai un entretien » et caler l’entretien entre 2 rendez-vous de 15h30 à 15h45 avec une chance sur deux que le rendez-vous saute, parce qu’on a mal timé le truc, ou qu’il soit reporté d’une heure, ce qui est encore une fois une marque d’irrespect vis-à-vis de son interlocuteur. Il faut réfléchir à tout ça en amont. Je disais toujours aux troupes que je formais qu’un bon entretien de négociation, c’est 80% de préparation et de réflexion sur quand, comment, où, tous ces éléments fondamentaux qu’on sous-estime souvent totalement.

Totalement d’accord. Je ne sais plus avec qui on l’a abordé dans un des podcasts, mais effectivement, marcher côte-à-côte et ça m’est arrivé de faire des négociations qui étaient dans des impasses, et faire des tours de quartier en sortant de lieux de pouvoir qu’étaient le bureau de l’un ou de l’autre, se retrouver côte à côte, il se passe un truc. Généralement, tu ne marches côte à côte qu’avec tes amis ou tes proches et ça change ton rapport à l’autre, tu n’es plus dans une dualité, un affrontement, face-à-face dans un environnement clos, tu es en extérieur. Ça nous a vraiment permis d’accélérer le process de négo et c’était apaisant.

 Et sans compter qu’en étant debout, en marchant calmement, tu vas avoir un apport supplémentaire de glucose dans le cerveau, donc ton cerveau va mieux fonctionner. Tout cela, ce sont des petits détails, mais qui associés les uns aux autres vont totalement modifier la teneur et l’efficacité de l’entretien. C’est là où il faut être beaucoup plus professionnel d’une certaine façon. J’ai fait dix ans d’intuitif et dix ans de théorie si tu veux. Dix ans d’intuitif sur le terrain en négociant avec mes chefs de guerre et dix ans de théorie en travaillant sur le cerveau. La conclusion que je tire de ces vingt années, c’est qu’il faut en fait se professionnaliser sur les dimensions neuropsychologiques afférentes aux entretiens de motivation.

C’est passionnant ! Écoute, si tu le veux bien, il faudra qu’on fasse un autre podcast sur les dix années de théorie, parce qu’on a tellement peu parlé du cerveau que c’en est presque frustrant, mais c’était passionnant ! C’est rare d’avoir une richesse de négociations et un parcours aussi riche. Un grand merci à toi Erwan. Dernière question, si le Erwan d’aujourd’hui devait rencontrer le Erwan d’il y a 20 ans, quel est le conseil que tu lui donnerais ?  

Le premier conseil évident que je lui donnerais, c’est de faire des neurosciences le plus rapidement possible, parce que je peux te dire que les 10 dernières années de neurosciences que j’ai réalisées, combien de fois, quasiment tous les jours, je me suis dit : « ah, si j’avais su ça plus tôt, si j’avais su ça quand j’étais avec les Talibans, si j’avais sur ça quand j’étais en ex-Yougoslavie ou avec les Somaliens, j’aurais mieux bossé ». C’est donc vraiment le conseil que je peux donner à tout le monde aujourd’hui : allez chercher, allez trifouiller, allez apprendre, comprendre comment fonctionnent votre cerveau et celui de vos équipiers, parce que, premièrement, c’est fascinant, c’est passionnant, on a une chance extraordinaire de vivre ce moment-là de la recherche en neurosciences, qui vit son âge d’or, et puis c’est très drôle aussi ! Souvent, quand on parle des neurosciences, on se dit que c’est pour les bac+38 de la Pitié-Salpêtrière, non ! Les neurosciences, c’est notre vie. C’est notre vie de tous les jours, ça a un impact direct sur notre vie de tous les jours, donc il faut arrêter de voir ça comme quelque chose qui ne nous regarde pas. Ça nous regarde. Notre cerveau est directement concerné, par son fonctionnement et malheureusement parfois par ses altérations, donc plongez-vous dans la compréhension de votre cerveau, c’est formidable, c’est enthousiasmant et c’est éminemment utile.

Donc tu lui aurais donné ce conseil d’investir sur les N.E.M, de se former, de mieux comprendre le mode de fonctionnement du cerveau, du sien, des autres, pour s’ouvrir une nouvelle palette, un nouveau champ des possibles, c’est ça ?  

Exactement ! Pour être plus efficace, pour être plus utile.

Plus efficace et plus utile. Être fort pour être utile. Erwan, un très grand merci pour ces retours aussi riches, c’était vraiment passionnant ! Je mettrai les liens sous le podcast vers tes ouvrages ou ton site pour les gens qui veulent te contacter. Encore un grand merci Erwan !

Merci beaucoup ! C’est un plaisir.

Merci à vous, et je vous dis à dans deux semaines pour un nouvel épisode de Pourparler, le podcast de la négociation. Merci !